Des jours sans fin, Sebastian Barry







La première puissance du Monde est une Nation encore jeune qui s'est construite dans un chaos originel dont elle porte encore les stigmates. Ce roman magnifique plonge le lecteur au coeur de la rudesse et de la violence de cette époque, du génocide amérindien et de la Guerre de Sécession.
Cette fresque "épique, lyrique, ténébreuse et sombre" est racontée par le biais de la voix du narrateur, Thomas McNulty, qui revient sur son histoire, son passé mouvementé.
C'est  sa voix qui plonge le lecteur au milieu des somptueux paysages américains du Grand Ouest, des champs de bataille, c'est sa voix, son langage, juste, simple, sensible, remplie de poésie, qui permet d'éprouver dans sa propre chair le froid, la chaleur, la faim, la peur et les complexités de l'âme humaine.
Thomas McNulty débarque en Amérique à l'âge de 13 ans, fuyant la Grande Famine irlandaise de 1840 (qui a décimé sa famille), après une traversée effroyable. A peine arrivé, le destin place sur sa route John Cole, orphelin comme lui et fuyant également la misère, compagnon d'infortune et compagnon tout court. Ils vont s'engager dans l'armée, non par convictions personnelles mais pour ne plus mourir de faim. Quand ils ne sont pas dans l'armée, ils se produisent dans des saloons, travestis en femmes.
Le mode de narration et le langage de Thomas McNulty permettent de s'immerger totalement dans ce récit qui n'est jamais manichéen. Thomas McNulty, émigrant peu éduqué parle au lecteur, avec son langage familier mais savoureux, plein de candeur, toujours juste, capable de superbes métaphores, d'émerveillement, de bonté et de loyauté. Ce récit est un mélange de réalisme, de poésie, de drame intimiste sur fond d'injustices et de misère. La sincérité de la voix de Thomas et l'absence de distance induite par ce récit à la première personne touchent au plus profond du coeur du lecteur.

Par la voix de Thomas qui peine à s'identifier à cette Nation en construction, l'auteur questionne l'identité et l'humanité de cette construction. Et de façon plus intime, il est évidemment question du sens de l'existence au milieu de la tourmente, de la sauvagerie et d'une violence omniprésente.

L'épopée de ce jeune irlandais, Sebastian Barry la porte avec lui depuis cinquante ans. Cet auteur irlandais, récompensé deux fois par le prix Costa (fait unique) pour le Testament caché et pour ce dernier roman, a lu de nombreux ouvrages historiques ainsi que des études sur la langue anglaise et son évolution. Il semblerait que ce soit l'homosexualité de son fils qui a été le déclencheur de l'écriture de ce roman qu'il portait en lui depuis si longtemps (le roman lui est d'ailleurs dédié).
Il réussit ici un livre sublime, émouvant, une réflexion sur la complexité de la guerre, son absurdité, des rapports entre les individus dans un monde violent. Un livre qui ne s'oublie pas facilement. Je recommande vivement.

"Pourquoi un homme en aide-t-il un autre? ça sert à rien, la vie s'en moque. La vie, c'est qu'une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il ne se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule pas leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la guerre se referme sur nous sans qu'il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l'horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu'on rompt pas le pain céleste. Pourtant, si Dieu essayait de nous trouver une excuse, il pourrait invoquer cet étrange amour parmi nous. C'est comme quand on cherche dans l'obscurité, qu'on allume une lampe et que la lumière vient à notre rescousse. On découvre des objets ainsi que le visage d'un homme qui est pour vous comme un trésor déterré. John Cole. Une sorte de nourriture. De pain terrestre. La lumière de la lampe va jusqu'à ses yeux, et une lueur lui répond."

Editions Joelle Losfeld, 2018, 259 pages.




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